mardi 18 mai 2010

L'amour c'est comme une paire de chaussures


SCENE UNIQUE
Le GARÇON, MABELLE, MACHERIE

Au lever de rideau, Mabelle et Machérie, sont assises, face aux spectateurs, de part et d’autre d’une table ronde de café. Le Garçon se tient debout entre elles, un carnet et un stylo à la main, prêt à prendre la commande.

Le Garçon. — Bonjour Mesdemoiselles, que puis-je vous servir ?

Mabelle, souriant au Garçon. — Un thé glacé, s’il vous plait. (Elle se tourne vers son amie) Et toi Machérie ?

Machérie. — Je ne sais pas, Mabelle. J’hésite…

Le Garçon. — Entre quoi et quoi ? Je peux peut-être vous aider ?

Machérie. — Entre un café serré et un chocolat chaud.

Le Garçon. — Stimulant ou réconfortant. Tout dépend de votre humeur, finalement. Comment vous sentez-vous, là, tout de suite ?

Machérie. — Un dimanche matin au soleil ? Disons que cela me donne envie de paresser.

Mabelle, hilare — Tu es aussi dans cet état en pleine semaine et en hiver, Machérie !

(Machérie fusille Mabelle du regard et lui lance un gna-gna-gna silencieux)

Le Garçon. — Doux, moelleux et sucré, le chocolat me semble tout indiqué… (Il fait léger un clin d’œil à Machérie) Surtout pour une fille à croquer.

Machérie, se tournant vers Garçon en riant — Alors, va pour un chocolat !

(Le Garçon sort côté jardin)

Mabelle, avec un sifflement admiratif — Et bien Machérie, il t’a draguée ou j’ai rêvé ? (Un temps) Remarque, il est mignon. Et puis il est soigné et élégant, ce qui ne gâte rien !

Machérie. — Tu sais, Mabelle, que le pantalon noir et la chemise blanche, c’est un uniforme de serveur. Ca n’a rien à voir avec de l’élégance.

Mabelle, faussement offusquée — Vas-y, prends-moi pour une gourde ! Non, je ne parlais pas de son costume mais de ses pieds ! Quand il reviendra, tu constateras qu’il a le bon goût de porter des chaussures à lacets et pas d’horribles mocassins à pompons comme son collègue. Cerise sur le gâteau, elles sont cirées et bien entretenues.

(Le Garçon revient côté jardin, portant un plateau avec les consommations)Le Garçon, déposant le contenu de son plateau sur la table — Et voici le thé pour la jolie blonde, le chocolat pour la ravissante brune et la petite note pour celle que ça intéresse.

(Le Garçon sort côté cour)

Machérie. — D’accord, j’admets qu’elles sont impeccables ses chaussures. Mais tu crois vraiment que c’est significatif ? Le caractère d’une personne se reflète dans ses pompes, à ton avis ?

Mabelle. — Pas toujours, mais ça peut donner des indices. Sans rire, tu sortirais avec un mec qui porte des sandales avec des chaussettes blanches, toi ?

Machérie, levant les yeux au ciel — Tout de suite, le cas de figure ultime ! Je ne connais pas une femme qui se respecte, qui oserait se montrer en public avec un pareil tue l’amour ! Et je ne peux même pas croire qu’un seul un homme sur terre ne soit pas au courant. Sans rire, la sandale/chaussette blanche, c’est une légende urbaine ! Ça n’existe pas dans la vraie vie !

Mabelle. — N’empêche, tu ne diras plus que les chaussures n’ont aucune d’importance, maintenant. (Elle boit une gorgée de thé et repose sa tasse) Tu veux que je te dise ? L’amour, c’est comme une paire de chaussures !

Machérie. — Je ne suis pas certaine de te suivre…

Mabelle. — Je m’explique : tu passes devant une vitrine et tu flashes sur une magnifique paire d’escarpins super tendance. Là, coup de folie, tu les achètes ! Sauf qu’au bout d’un moment, ils te massacrent les pieds ! Au début, tu te dis que tu vas les faire en les portant ou que tu vas t’habituer, mais que dalle. Au bout du compte, tu te ruines en sparadrap !

Machérie. — Tu parles de mon ex, là ? Une vraie bombe anatomique et au lit, un pied d’enfer. Le problème, c’est que c’était le seul endroit où nous étions compatibles. Bref ! J’en étais raide dingue, mais une relation aussi passionnée, c’est super douloureux à la longue… Je me suis perdue un moment. Et puis, j’ai craqué et je suis partie.

Mabelle. — Tu as pris la bonne décision ! Franchement, j’ai du mal à comprendre les filles qui gardent des escarpins qui les maltraitent.

Machérie. — Elles n’ont pas forcément d’autres options, tu sais ? Certaines les aiment tellement qu’elles sont prêtes à tout supporter, jusqu’au pire, comme se retrouver à l'hôpital avec la gangrène. Je suis certaine qu’il en existe plein qui n’osent même pas appeler « SOS petons en détresse » parce qu’elles ont trop honte, ou qu’elles ont peur que les gens disent qu’elles l’ont bien mérité.

Mabelle. — Je te l’accorde. Maintenant que tu le dis, j’avoue que je ne sais pas comment je réagirais à leur place. Surtout si je n’avais pas les moyens matériels de changer de paire de chaussures.

Machérie. — Cela dit, mon ex ne me brutalisait pas, non plus. J’ai juste souffert de grosses ampoules. Et mes parents m’ont appris à ne jamais me laisser marcher dessus. Toutes les filles n’ont pas ma chance…

Mabelle. — C’est vrai que dans certaines familles, les filles n’ont pas le loisir de faire les boutiques et sont forcées de porter des chaussures que d’autres ont choisies pour elles.

Machérie. — Et oui ! Les traditions peuvent peser lourd, même encore aujourd’hui.

Mabelle. — Ca j’imagine très bien ! Non, Mademoiselle, une jeune fille comme il faut ne porte pas de godillots ! Mais papa, je les aimeuuuuh… J’ai dit non, vous porterez ces escarpins qui correspondent mieux à votre condition. Vous ferez des envieuses et je connais le propriétaire du magasin, c’est un ami.

Machérie, un peu choquée — Tu es d’un cynisme !

Mabelle, haussant les épaules — Je suis réaliste. Regarde ! Même quand tu arrives à trouver des chaussures qui te conviennent, les passants te regardent de travers si elles ne sont pas assorties à la couleur de ton tailleur ou si le style est trop différent à leur goût. Pas facile de résister à la pression sociale ! Même la République a eu un mal fou à sortir des soit-disant normes : pendant des années, les filles devaient porter des chaussures pour filles et les garçons, des chaussures pour garçon. Sinon, interdiction de rentrer dans une mairie !

(Les jeunes femmes soupirent, puis boivent leur consommation en regardant pensivement vers les spectateurs)

Machérie. — Tu crois que les escarpins dont nous tombons amoureuse en passant devant la vitrine, nous bousillent forcément les pieds ?

Mabelle. — Il y a des veinardes. Regarde Cendrillon ! Non seulement elle trouve chaussure à son pied, mais en plus, c’est de la marque !

Machérie. — Enfin, Perrault se garde bien de dire comment leur couple évolue. Cendrillon se marie, trouve de bons partis à ses frangines et l’histoire se termine là. Il n’y a même pas le fameux « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Si ça se trouve, Cendrillon se transformera en fashion-victim qui craquera sur une nouvelles paire d'escarpins à la première occasion. C'est vrai après tout ! C'est sympa les chaussures de marque top tendance, mais ça se démode dès la saison suivante !

Mabelle. — Dans le conte, à mon avis, c'est plutôt le genre chaussures très classes et indémodables.

Machérie, théâtrale — Alors Cendrillon finira abandonnée, privée de ses enfants et mourra d’une overdose dans une ambulance.

Mabelle, surprise — Et c’est moi qui suis cynique…

Machérie, reprenant son sérieux — D’accord, j’exagère. Mais je t’assure, tellement de filles autour de moi pensent avoir trouvé leur pantoufle et divorcent au bout de quelques années. Alors, ça fait sérieusement réfléchir sur l’amour éternel et les liens sacrés du mariage… D’ailleurs, il existe le grand amour dans ta théorie ?

Mabelle. — Bien sûr ! Tu rentres dans la boutique sans envie particulière, juste pour regarder. Tu fais le tour du magasin et à un moment, tu repères une petite paire de ballerines qui ne t’avaient pas tapé dans l’oeil la première fois et qui, à y regarder de plus près, ne sont pas mal du tout. Tu les essayes et là, tu t’y sens comme dans des chaussons. Plus tu les portes, plus tu les aimes et tu les gardes tout le temps.

Machérie. — C’est aussi simple que ça ?

Mabelle. — Certainement pas ! Tu vois, le problème avec les contes de fées, c’est qu’une fois que la Princesse est mariée, l’histoire s’arrête. L’auteur ne raconte jamais comment elle galère pour la garder sa paire de pompes. Forcément, c’est moins glamour et ça ne fait pas rêver les petites filles de leur expliquer qu’il faut les entretenir, les cirer et les protéger, ses ballerines. Alors les petites Princesses, elles pensent qu’une fois les ballerines aux pieds, c’est gagné !

Machérie. — Mais si elles utilisent leur cerveau pour réfléchir deux secondes, elles devraient bien imaginer que si elles n’y font pas attention, leurs chaussures vont se déglinguer en un rien de temps.

Mabelle. — Ca, elles y pensent quand elles sont irrécupérables. Donc, trop tard ! Il y a aussi les Princesses qui se laissent aller, grossissent des pieds et ne peuvent plus rentrer dans leurs ballerines. Et je ne parle pas de celles qui se les font piquer par une vilaine jalouse qui phantasme sur les secondes mains…

Machérie, soupirant — Finalement, c’est du boulot l’Amour Eternel. Et il n’y a pas de garantie.

Mabelle. — On n’a rien sans rien, Machérie ! Bien sûr, avec le temps, les chaussures peuvent s’user, même si la Princesse avec un cerveau les a bien entretenues. Elle sera peut-être même obligée d’aller voir un spécialiste pour les ressemeler. Mais au final, elle va les garder parce qu’elle ne pourra jamais se résoudre à s’en séparer.

Machérie. — Vu sous cet angle, ça donne envie de la trouver cette paire de ballerines. Je serai plus attentive quand je ferai mon shopping, à présent. Ce qui me réconforte dans cette histoire, c’est de penser que même si je marche avec les pantoufles de Cendrillon, rien ne m’empêchera de regarder les vitrines. Après tout, je ne suis pas obligée d’acheter. (Un temps) Tiens, à propos de vitrine, paire de Louboutin à neuf heures.

(Les deux jeunes femmes regardent côté cour et tournent lentement la tête côté jardin, comme si elles suivaient une personne des yeux)

Mabelle. — Il n’y a pas à dire, certains escarpins font vraiment craquer ! Et ceux-là, j'aimerais bien savoir s’ils ont une propriétaire.

Machérie. — Tu ne perds pas le Nord, toi. (Elle prend l’addition) La note est pour moi, aujourd’hui.

(Machérie regarde le papier. Puis, elle attrape son sac à main et après avoir cherché un court moment, pose un billet sur la table)

Mabelle. — Merci Machérie. Et oui, que veux-tu, je préfère avoir le choix. Je n’y peux rien, j’adore les chaussures et j’aime en changer régulièrement.

Machérie, retournant l’addition — Tiens, le garçon a inscrit son numéro de portable au dos, si ça te tente.

Mabelle, prenant le papier que lui tend Machérie — Volontiers, en dépannage pour un soir. (Elle range le papier dans une de ses poches) Et qui sait, s’il s’avère que c’est une paire de confortables ballerines, je pourrais bien arrêter ma collection. Mais en toute honnêteté, tu veux que je te révèle mon plaisir ultime, quand je rentre chez moi ?

(Elles se lèvent et prennent leur sac à main)

Machérie. — Je meurs d'envie de le savoir !

Mabelle, avec un grand sourire — Marcher pieds nus !

(Elles sortent côté jardin, en riant)Visuel : Lady Lynch Strass (sur le site de Christian Louboutin)