mardi 18 janvier 2011

Le chant de Kalliopê (6)

VI- Réminiscences

Pour mon premier jour d'apprentissage, j'arrivais à l'heure dite et me dirigeais directement vers la classe dans laquelle j'avais effectué mon examen d'entrée à l'Académie. Mon instructeur m'attendait et m'accueillit d'un hochement de tête approbateur :

- Bonjour, Kalliopê. Vous êtes ponctuelle, voilà qui m'agrée. Pour commencer, j'aimerais vous connaître un peu mieux. Parlez-moi de vous, de ce qui vous a mené sur la voie des Ménestrels…
Je palis et mon sourire s'effaça aussitôt.
- Sans vouloir vous offenser, Maître Berwick, répondis-je. Mon passé est derrière moi et je ne souhaite pas m'y appesantir.
Son regard s'adoucit et il soupira.
- Allons nous asseoir un instant, voulez-vous ? me dit-il en m'entraînant vers un banc près de la fenêtre. Vous semblez avoir subi bien des épreuves, je le lis sur votre visage. Je comprends que vous souhaitiez tourner la page, mais chercher à oublier votre histoire serait une erreur. Ce serait renier la personne que vous êtes…

Après une courte pause et face à mon mutisme obstiné, il continua :
- Dans la profession de Ménestrel, comme dans celle de Comédien, quoi que vous contiez, il est primordial d'être crédible. C'est pourquoi vous devrez vous servir des émotions ressenties pour les retransmettre à votre auditoire le plus fidèlement possible. D'autre part, certains chants ou intonations appellent la magie. Réfléchissez ! Quand, d'après vous, le pouvoir de la Voix s'est-il manifesté pour la première fois ? Je vous laisse méditer sur cette question. Lorsque vous serez en mesure de me donner une réponse, nous continuerons.
Il me tapota l'épaule, se leva et sortit de la pièce.

Je restais là un long moment, l'esprit vide, regardant sans les voir les élèves déambulant d'un côté à l'autre de la cour. Soudain, je fus assaillie par une multitude de souvenirs ; mon passé recelait si peu de joie et tant de souffrance, de peur et de tristesse. Les larmes coulaient sur mes joues et mon corps était secoué de sanglots silencieux. Enfin, je me rappelais avec une acuité surprenante d'un épisode survenu au tout début de mon mariage.

Mon mari était célèbre dans toute la maisonnée pour ses terribles accès de colère. Quand je me trouvais en sa présence, j'appris rapidement à détecter les prémices de ses sautes d'humeur. J'étais fière alors et je refusais de me laisser dompter par cet être que j'exécrais. A chaque altercation, je haussais la tête et affrontais bravement les cris et les coups mais, malgré ma douleur, je me sentais gagnante au bout du compte ; le fait qu'à court d'arguments, il finisse par me frapper me confirmait sa lâcheté. Quelle idiote…

Mais un jour, j'allais trop loin. Nous devions nous rendre à une de ces soirées pour lesquelles il me forçait à porter des vêtements tapageurs afin de m'exhiber comme un vulgaire trophée. Ne me voyant pas arriver, il s'était rendu dans ma chambre pour m'ordonner de me presser. Je l'envoyais paître d'une voix dure, refusant de me prêter une fois de plus à cette mascarade. Il marcha vers moi et, avant que je réagisse, il m'asséna une gifle retentissante. La violence du coup m'envoya sur le lit et je me cognais l'épaule contre le baldaquin. Il saisit alors la toilette posée sur l'édredon, me la jeta à la face en me hurlant de m'habiller sur le champ. Je me levais en vacillant et plongeais mon regard droit dans le sien. D'un geste rageur, j'arrachais la manche de la robe.
- Plutôt crever ! crachais-je avec mépris.

Je me rendis compte trop tard de mon erreur. Une lueur de folie meurtrière s'alluma dans ses yeux. Il m'attrapa par les cheveux et me jeta sauvagement contre le mur près de l'âtre. Mon crâne heurta durement le manteau de la cheminée et je m'écroulais au sol, à moitié assommée. Je tentais de me relever quand il me lança un terrible coup de pied dans les cotes qui me coupa le souffle. J'entendis un craquement et une douleur aiguë manqua de me faire défaillir. Je me roulais en boule pour me protéger alors qu'il continuait de me frapper encore et encore, en vociférant des insultes. L'entendant se déplacer, je soulevais la tête. À travers le sang qui coulait de mon front, je le vis se pencher pour attraper le tisonnier. Mon cœur manqua un battement et la terreur me noua la gorge. Il se retourna vers moi, leva son arme et proféra dans un rictus sinistre :
- Oui, tu vas crever, sale garce !

Sans réfléchir, je tendis mon bras vers lui et criais d'une voix que je ne me connaissais pas :
- Arrêtez !

Ses yeux se voilèrent et il resta immobile quelques secondes. Le tisonnier s'échappa de sa main et tomba sur le tapis dans un bruit sourd. J'en profitais pour lui parler doucement afin de l'apaiser. Son bras s'abaissa peu à peu comme il reprenait ses esprits. L'orage était passé. Je me tus. Un silence pesant s'installa, entrecoupé par les crépitements du feu et par nos respirations haletantes. Il me tourna le dos et se dirigea vers la porte d'un pas lent. Il l'ouvrit et, avant de quitter la pièce, il marmonna :
- Vous avez de la chance. Pour ce soir, je dirai que vous êtes souffrante. Mais si vous osez me défier encore une fois, je vous tuerai !
J'entendis ses pas s'éloigner dans le couloir avant de perdre conscience.

Je comprenais maintenant les propos de mon professeur. Revenant au présent, j'attendais un peu pour retrouver un semblant de sérénité, puis je partais à la recherche de Maître Berwick pour lui raconter mon histoire.

Désespoir

Lorsque je me suis libérée

De ce passé qui me rongeait

Je pensais que si je ne me retournais pas

Une nouvelle vie s'offrirait à moi

Malgré les tourments de la guerre

Le mal qui parcourait nos terres

Je voulais aider les Camlannais

Leur rendre le sourire, les faire rêver

J'étais si sûre d'y arriver…


Mais pour devenir Ménestrelle

En connaître toutes les ficelles

Je devais plonger dans ce passé

Que j'avais promis d'oublier

Je croyais que j'étais assez forte

Que je pourrais ouvrir la porte

Emprisonnant mes souvenirs

Et enfin les laisser sortir

J'étais si sûre d'y arriver…


Mais le temps n'adoucit rien

Ni la douleur, ni le chagrin

Et le désespoir a déferlé

En moi comme un raz-de-marée

Je ne peux pas le faire sortir

Il me torture, il me déchire

Je cherche une lueur pour me guider

Pour m'éviter à jamais de sombrer

Je ne suis pas sûre d'y arriver…


Je voulais donner du bonheur

Guérir les plaies, soigner les cœurs

Mais qui me soignera, moi ?

Qui me soignera…


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