mardi 11 janvier 2011

Le chant de Kalliopê (1)

Voici le premier chapitre d’une nouvelle écrite il y a une dizaine d’années (déjà). Celle-ci retrace les aventures de Kalliopê, le personnage que je jouais à ce moment-là dans Dark Ages of Camelot, un Jeu de Rôle en ligne. Le pseudo m’est resté.

I- Une nouvelle vie

Je suis née lors d'une sombre nuit d'hiver. Mon père, riche négociant en produits rares, était en déplacement pour ses affaires pensant que sa femme, enceinte de huit mois, n'accoucherait pas avant son retour. S'il avait su qu'il ne reverrait jamais le sourire de son épouse bien aimée, il serait resté auprès d'elle.

Chaque jour, après son déjeuner, ma mère avait pris pour habitude de se promener dans le parc jouxtant le manoir familial. Elle s'emmitouflait dans une lourde cape de fourrure et flânait une heure durant. Ni la neige, ni le vent pourtant glacial en cette saison, ni même les protestations de l'intendante de la maison ne pouvaient la dissuader.

Un après-midi particulièrement froid, alors qu'elle entamait sa marche coutumière, elle glissa sur une plaque de verglas et tomba sur le sol pavé de la cour. Son hurlement de frayeur alerta les domestiques qui se précipitèrent pour l'aider à se relever. C'est alors que les premières contractions se firent sentir. On la ramena dans sa chambre, l'allongea sur le lit alors qu'elle de tordait de douleur en gémissant. L'intendante prit les choses en mains et envoya un jeune lad quérir le médecin en urgence. Malheureusement, une épidémie décimait la région et il n'arriva qu'au milieu de la nuit, trop tard. Ma mère était morte en me mettant au monde, avant même de m'entendre pousser mon premier cri…

Quand mon père revint quelques jours plus tard, il comprit au premier regard qu'une catastrophe avait eu lieu pendant son absence. Quand il trouva le corps glacé et inerte de la seule femme qu'il eût aimé reposer sur le lit conjugal, il pleura de désespoir jusqu'au lendemain. À partir de ce moment, plus rien ne compta pour lui en dehors de son compte en banque et de sa position sociale.

Les journées passèrent, puis les mois et les années. Me tenant pour responsable de la mort de son "cher ange" comme il l'appelait, mon père ne supportait pas ma vue. Je fus donc élevée par une nourrice, dans une partie reculée du château, afin que je ne croise jamais mon géniteur. La brave femme, ne sachant ni lire ni écrire, se chargea de mon bien-être, mais pas de mon instruction. Je grandis donc, livrée à moi-même la majeure partie du temps.

Vers 13 ans, je fuguais des jours entiers pour me rendre dans la ville voisine, dont je connaissais les moindres ruelles. Je m'habillais des vieux vêtements élimés du fils de ma nourrice et, sitôt quittées les limites de la propriété, je maculais mes joues et mes mains de terre pour me rendre méconnaissable. Je me rendais régulièrement dans une rue adjacente à l'avenue principale, une longue artère commerçante. Là, en montant discrètement sur un petit muret, je pouvais épier ce qui se passait dans l'arrière boutique d'une herboristerie.

Cet endroit représentait, pour moi, l'antre du savoir. Des rangées de vieux grimoires s'alignaient dans les rayons d'une grande bibliothèque ; sur des étagères au fond de la pièce, trônaient quantités de bocaux transparents remplis d'ingrédients divers. Une table de travail était chargée de récipients, d'alambics, de cornues et d'outils étranges de toutes formes dont l'utilité me rendait sceptique… Dès l'aube, le propriétaire, un homme émacié aux cheveux rares et blanchis par l'âge, s'isolait dans cette pièce pour préparer ses potions. Je le regardais, s'activant à droite et à gauche, pilant, hachant, mélangeant des herbes et des composants que je n'aurais su nommer. J'étais fascinée.

Ce matin-là, je rejoignis mon observatoire alors que le soleil se levait à peine. La veille, j'avais croisé mon père en me rendant à la cuisine pour mon dîner. Mon cœur bondit dans ma poitrine quand, m'apercevant, un grand sourire se dessina sur son visage… pour s'effacer aussitôt, comme un mirage. Il me cria d'une voix dure : "hors de ma vue, démon ! Est-ce pour me faire souffrir que tu lui ressembles tant ?". Je retournais dans ma chambre, l'appétit m'ayant quitté. Toute la nuit, j'avais inondé mon oreiller de mes larmes et je pleurais encore, accroupie sur mon perchoir favori. C'est sans doute la fatigue qui me fit perdre l'équilibre et tomber sur la chaussée. Attiré par le bruit, l'apothicaire sortit par une porte dérobée que je n'avais jamais remarquée.

Il se pencha vers moi et me sourit.
- J'étais sûr que tu finirais par te blesser, perchée là-haut. Ne penses-tu pas que tu serais plus confortablement installée à l'intérieur ?
- J'ai mal, monsieur, répondis-je en lui montrant ma cheville.

Il me mena dans son magasin et m'installa dans un petit fauteuil. Il s'occupa de moi pendant que je lui racontais mes malheurs. Il me proposa de l'aider dans son travail car ses yeux n'étaient plus aussi perçants qu'autrefois. Bien entendu, j'acceptais sans hésiter. Je commençais par nettoyer et ranger les ustensiles. Je profitais de sa présence pour lui poser toutes les questions qui me passaient par la tête, auxquelles il répondait toujours simplement. Il apprécia tant ma curiosité qu'il m'apprit les mystères de la lecture, de l'écriture et surtout des plantes. Je dévorais tous les ouvrages de sa bibliothèque. Ce furent les meilleurs moments de ma vie…

Mon père se souvint de mon existante quand j'atteignis mes 18 ans. Il décida de me marier, ou plus exactement de me vendre, à un noble désargenté. Il se délestait d'une dot conséquente contre l'assurance de côtoyer un monde que seule l'entrée au sein d'une grande famille pouvait lui offrir. Il espérait ainsi accroître encore davantage la fortune accumulée ces dernières années.
Mon fiancé avait le triple de mon âge. On le prétendait cruel et violent. Sa première femme était morte dans d'étranges circonstances et des rumeurs l'accusaient de l'avoir assassinée lors d'un de ses fameux accès de fureur.

Je le rencontrais quelques jours avant la cérémonie et le détestais aussitôt. Il me jaugeait d'un air suffisant et, remarquant mon air revêche, me murmura : "Je m'imaginais une enfant effacée et je trouve une jeune femme au regard de feu." Et il rajouta avec un sourire carnassier :"Ce sera un plaisir de vous dresser comme une pouliche rétive !" Un frisson d'épouvante parcouru mon échine.

Je pensais que mon enfance avait été un calvaire ; mon mariage s'avéra un enfer ! Je ne m'étendrai pas sur les sévices que mon époux me fit endurer. Moi, si fière, j'appris vite à courber la tête avant de dépasser les limites de sa patience. Mon principal acte de résistance fut de ne pas lui donner l'héritier qu'il attendait. Je ne pouvais pas m'opposer à ce qu'il possède mon corps, mais je refusais de porter son enfant. A chaque pleine lune, je préparais en secret une potion destinée à rendre mon ventre stérile jusqu'au cycle suivant.

Régulièrement, mon mari séjournait en ville et dépensait son argent au jeu. Je profitais de ces moments d'accalmie pour savourer ma tranquillité dans la bibliothèque. C'est là que, par hasard, je découvrais un manuscrit retraçant l'histoire de la famille ainsi que du château. Caché dans la reliure, se trouvait un parchemin répertoriant plusieurs passages secrets dont un partant de ma chambre et menant à l'extérieur. Je me promis d'exploiter cette information et organisais mon évasion.

Mon plan bien établi, je passais à l'acte. Pendant plus d'une semaine, je modifiais mon attitude pour que mon époux baisse sa garde. J'avais suggéré à demi-mot que notre situation me déplaisais et que je souhaitais ardemment établir une trêve. Je m'étais faite peu à peu plus douce, plus coquette. Quand il me rejoignait dans ma chambre, je lui offrais du vin qu'il sirotait pendant que je me brossais les cheveux devant ma glace. Ses assauts restèrent néanmoins sauvages pour me prouver qu'il demeurait le maître…

Enfin, sonna l'heure de la délivrance. Comme à son habitude il s'était étendu sur le lit, une coupe en argent dans la main. J'observais son reflet à travers le miroir de ma coiffeuse. Je ne pus empêcher un sourire d'effleurer mes lèvres lorsqu'il avala par petites gorgées le vin empoisonné que je lui avais servi. J'avais concocté pour lui un mélange détonant qui l'assommerait plusieurs heures dans un premier temps, puis qui l'affaiblirait assez pour l'aliter quelques semaines. Cela me laissait largement le temps de récupérer les affaires cachées dans le passage dérobé et de prendre la poudre d'escampette.

Je passais à l'herboristerie pour embrasser mon vieil ami et mentor. Il m'offrit son cheval, une douce jument baie au regard vif baptisée Canelle, en guise de cadeau d'adieu, arguant qu'il était maintenant trop vieux pour le monter. Je le remerciais et partis sans me retourner. Je galopais jusqu'à l'aube vers une nouvelle existence.

J'ai décidé de coucher mon passé sur le papier pour vider mon âme, comme un médecin éliminerait le sang corrompu d'un corps malade lors d'une saignée.

Je suis née un magnifique matin de printemps. J'ai toute la vie pour aimer, rire et chanter. Je m'appelle Kalliopê.

Espérance

Prisonnière du présent, je souffrais mille morts
Liée à un époux martyrisant mon corps
Craignant à chaque instant, l'âme emplie de terreur
Ses accès de violence, causes de mes malheurs
La source de mes larmes à jamais s'est tarie
Mon cœur s'est embrasé d'une haine infinie
Pour cet homme cruel à l'esprit si pervers
Que les actes barbares mèneront aux Enfers
Longtemps j'ai attendu et longtemps j'ai prié
Pour que Dame Fortune dans sa grande bonté
Touchée par ma détresse, attirée par ma peine
M'offre une occasion de rompre enfin mes chaînes
Libérée du passé, vengée de mon mari
Je vais pouvoir goûter aux plaisirs de la vie
Toi qui souffres en silence, agis, saisis ta chance
Car au bout du tunnel se trouve l'Espérance

Image : « L'attente » de Sandrine Gestin - Huile sur toile - 61 x 38 cm (2002) Collection privée

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